"Ce sera pour le dimanche 13 janvier 2008 à midi pile, dit le cerveau à la cheville gauche. J'organise la chute mais toi, tu assumes toutes les conséquences, comme convenu. Je ne veux aucun autre dégât dans tout le corps. Je compte sur toi ?"

"Oui, oui, réponds la cheville avec empressement. Merci monsieur le cerveau. Je prends tout sur moi, fais moi confiance. Tout se passera comme prévu."
Et la cheville de scander :
"On va s'occuper de moi ! Me bichonner, me chouchouter, me pommader, me regarder, me toucher, me masser, me caresser, m'aimer. Enfin, ce grand jour va arriver. Youpi !."

Et soudain nostalgique, la cheville se souvient : un fossé où elle s'est tordue quelques années plus tôt. Involontairement cette fois-là, tout simplement surprise par l'épaisseur du tapis de feuilles où elle s'est enfoncée brutalement. Ni craquement ni douleur mais une sensation de tension hors limites.

Et presque aussitôt la chaleur d'un doux massage au parfum de camphre. Et le soir même, à nouveau, la caresse d'un gel anti-inflammatoire étalé avec délicatesse sur l'oedème douillet et protecteur. Et le même traitement le lendemain matin, le lendemain soir et tous les jours suivants matin et soir pendant des mois, lovée dans une bande protectrice minutieusement déployée autour d'elle chaque jour.

Et aussi, deux jours après l'incident, une visite chez un médecin qui examine attentivement la blessure et l'enveloppe soigneusement d'un gaz glacé bienfaiteur.

Et quelques mois plus tard, un autre médecin, spécialiste celui-là qui déclare que si elle, la cheville, émet des craquements quand elle bouge, c'est normal et signe de bonne santé. Ah ! Bonne nouvelle ! Toujours agréable à entendre pour une cheville vaillante et courageuse.

Mais surtout, suite à cette visite, elle aura droit à une nouvelle chaussure gauche aussi confortable qu'une pantoufle et qui, enfin, la maintient parfaitement sans risque de se tordre dans les fossés. Oui, bon, la cheville droite qui n'a rien fait pour ça aura aussi une chaussure neuve mais, de la cheville droite, elle s'en fout la cheville gauche.

Et la revoilà bravement repartie sur les chemins, sentant encore longtemps sur elle une attention toute particulière pour éviter tout risque de traumatisme : ne pas lui imposer de sauter dans les fossés, de marcher au bord des trottoirs, lui éviter les racines saillantes des arbres, les nids de poules des chemins, les glissements par temps de pluie, les chocs en tous genre.

Et la cheville se souvient que le temps a passé ainsi très agréablement. Que, enfin, on faisait attention à elle. Enfin, on la tenait pour importante. Enfin on reconnaissait sa valeur, son courage, son talent.

Mais que le temps passant, peu à peu, imperceptiblement, faisant à nouveau correctement son travail de cheville gauche, elle est retombée dans l'oubli, comme si elle n'accomplissait qu'un devoir qui ne nécessitait pas de reconnaissance.

Très vite au bord de la déprime, elle a une idée :
"Le cerveau, il est le plus intelligent de nous tous dans le corps. Et le plus puissant aussi. Il peut sûrement m'aider."

Au début, le cerveau, sollicité par la cheville se contentait de répondre :
"Fiche-moi la paix. Si tu crois que je n'ai que toi à penser. Estime-toi heureuse d'être en bon état de fonctionnement. Que veux-tu de plus ? J'ai des vrais urgences à traiter moi."

Jusqu'au jour où, à son tour complètement parasité par une rengaine lancinante "jenémardaléoboulo", le cerveau décide de résoudre provisoirement son problème tout en réalisant la demande toujours aussi pressante de la cheville gauche.

Et voilà comment, le dernier jour d'une semaine de vacances, en descendant l'escalier intérieur de ma maison, que je pratique plusieurs fois par jour depuis trente ans, je me suis crue sur la dernière marche alors que je n'étais que sur l'avant-dernière, tombant du pied droit dans un vide de... 18 cm.

Comme promis au cerveau, ma cheville gauche a protégé le reste du corps en se repliant dessous au maximum pour amortir la chute et a subi tous les dégâts : entorse avec arrachement osseux.

Bien joué les amis !